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Les obstacles culturels aux apprentissages de la lecture à l'école

par Jean-Marc Large

Perception de l'école par les enfants tsiganes

L'école est un lieu de contrainte avec des adultes mais aussi des enfants souvent hostiles, capables de démonstrations de rejets. Mais c'est aussi un lieu où l'on doit apprendre à lire et la lecture est perçue comme quelque chose d'utile et la volonté de la famille d'inscrire son enfant est alors bien réelle. C'est encore un lieu où il faut aller pour que la famille perçoive les allocations et être aidée pour la mise en place du RMI. Il faudra aussi aux petits Tsiganes beaucoup d'efforts pour être en conformité avec les règles de l'école. Et ces efforts doivent être partagés par les Gadjé sinon la confrontation peut être rude (de la part des parents tsiganes). D'un autre côté, si l'accueil se fait dans de bonnes conditions, l'enfant tsigane sera porteur d'une contradiction : oui, apprendre à lire mais oui aussi, exister en temps que Tsigane et le montrer. Cette reconnaissance est la force de leur identité et elle passe très souvent par la confrontation, c'est à dire par une situation quasi-permanente de l'évaluation du Gadjo que l'on a en face de soi. Cela peut se traduire dans la cour par des bagarres et, dans la classe, par une attitude de refus d'entrer dans les apprentissages (alimenté par la conception souvent magique du savoir). Pour les parents, le sens premier est comment les enfants y vivent. De manière générale, la demande scolaire en ce qui concerne l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, du calcul est bien réelle mais idéalisée la plupart du temps, sans que les familles y mettent un contenu précis (elles mettront un contenu sur l'acte de lire mais pas sur les étapes de l'apprentissage). De ce fait, ce sont les apparences qui donnent un sens. Ainsi, les familles seront très attentives à l'accueil qui va être fait, à la quantité de ce qu'on fait en classe (et non, dans un premier temps, à la qualité), à l'expression de l'enfant qui pourra montrer ce qu'il a fait. Les relations avec les petits Gadgé (les raklé) seront primordiales avec le souci de ne pas se faire monter sur les pieds. L'école devient alors, avant tout, le lieu de l'apprentissage de la confrontation avec les Gadgé. Il est bien évident que ce qui vient d'être dit plus haut dépend du processus d'acculturation engagé par la famille (Delsouc 1998). Il y a des différences importantes entre un enfant issu d'une famille fixée depuis une ou deux générations et une famille itinérante. Toutefois, dans tous les cas, la difficulté d'entrer dans l'écrit se remarque même après plusieurs générations de fixation durable.

Oral / écrit


Les enfants du voyage sont dans la sphère de l'oralité et non celle de l'écrit (à ne pas confondre avec le monde du "signe") ce qui sous-entend une représentation de l'écrit tout à fait particulière. Pour ces enfants, l'écrit est mouvant. Il n'y a pas permanence de l'écriture. La tradition culturelle orale s'attache avant tout au sens des histoires et à la dramaturgie, avec un déroulé qui admet des modifications, des commentaires, un récit bougeant, ondulant, s'enrichissant ou s'appauvrissant à mesure des moments de contes. Il ne se développe pas forcément dans une linéarité historique. Les notions de début, milieu, fin ne sont pas toujours exprimées et, quand elles sont exprimées, ce n'est pas toujours dans une temporalité logique. Ainsi, le récit est donc changeant, modulable. Il s'agrémente volontiers de détails qui l'enrichissent. Il a avant tout une valeur morale. A l'opposé, la permanence de l'écrit qui fige le récit, le rend définitif : il a une valeur de vérité. C'est quelque chose de difficilement concevable, qui est en contradiction avec ce qu'ils connaissent du récit. Sur le plan pédagogique, cela aura plusieurs conséquences :
  • Il sera difficile à ces enfants d'admettre une écriture identique pour tel ou tel mot - concept.
  • Il sera difficile de faire le lien entre la quantité d'oral et la quantité d'écrit.
  • Les notions de mot, phrase n'ont pas de sens dans la mesure où ces catégories sont portées surtout par l'écrit : la linguistique n'existe que dans les cultures de l'écrit.
  • Mais surtout le passage à une symbolique dépourvue de sens (la lettre, la syllabe) est difficilement concevable dans la mesure où elle sera abstraite, sans lien avec une réalité ou un imaginaire. Le cheminement dans les apprentissages qui permet de passer du signifiant au signe, du sens au symbole, du texte (ou de la phrase ou du mot) à la lettre et à l'association de sons ne correspond à aucune acquisition éducative dans le monde tsigane. Il va donc de soi que cette étape, indispensable à l'école, sera difficilement surmontée par l'enfant. Ainsi, le processus qui devra être engagé par l'enfant tsigane pour aborder les apprentissages scolaires mais aussi pour avoir une conduite d'élève passe par une notion-clé indispensable : le processus de séparation.

Construction par opposition :

Construction par opposition
L'enfant dans...CULTURES DE L'ORALCULTURES DE L'ÉCRIT
Système d'appartenanceCentré sur la famille
Appartient à la communauté, à la famille
La famille élargie
Appui sur les traditions
Ouvert sur la société
Individualisation
Famille nucléaire
Appui sur la loi et l'histoire
StatutEnfant
Dépendance
Élève
Indépendance
Type de loi...Apportée par la famille, par la communauté
Oral référent la famille
Apportée par la société institutionnelle
Lois, code écrit
Démarches d'apprentissagePart du vécu, démarches visuelles spontanées
Transmission orale
Connaissances, savoirs, démarches visuelles, auditives, réfléchies
Transmission écrite
Contrôle des affectsFusionnel
Spontanéité
Démonstratif
Indépendant autonome
Modération, réflexion, censure
Réfléchi introspectif
Mise à distance
Rapport à l'autoritéNe reconnaît que l'autorité de sa famille, de sa communauté Acceptation du cadre social élargi à la nation
Rapport au réelImaginaire // présent
Ancré dans la réalité
Ne fait pas la distinction entre le réel et l'imaginaire
Image figée, texte figé / transposé
Abstraction et imaginaire
Dissociation du réel et de l'imaginaire
Prise en compte du tempsTemps immédiat
Progression cyclique du temps
Décalage avec l'immédiateté
Progression linéaire du temps
Prise en compte de l'espaceEspace géographique ouvert
Espace culturel fermé
Mouvant
Espace géographique fermé
Espace culturel ouvert (sur le monde)
Immuable ou presque

L'école est avant tout un lieu de séparation : elle sépare l'élève de l'enfant. Pour qu'il soit sujet apprenant, il faut qu'il ait conscience de son individualité, que la séparation avec les parents (la mère ?) soit effectuée. Notre société recherche des individus autonomes qui s'épanouissent dans l'individuation au service de la collectivité. A l'école, l'enfant sédentaire est dans un processus ordinaire où il va construire son individuation, ce qui est la préoccupation primordiale de la famille. Pour les enfants « Voyageurs », la problématique est radicalement différente. Il ne s'agit pas d'exister en tant qu'individu autonome mais comme appartenant à la communauté familiale. Cette appartenance a des conséquences redoutables en termes d'apprentissages scolaires puisque, de toutes les façons, se projeter dans une dimension d'autonomie en participant au projet social n'a pas de sens pour les « Voyageurs ». Ce système d'appartenance s'oppose donc au système d'individuation.  Plusieurs éléments importants sont à prendre en compte : Les communautés familiales tsiganes sont des communautés du mouvement qui ont une présence séculaire sur notre sol. Leur objectif existentiel est de construire et de maintenir une autonomie collective dans une situation d'immersion et, pour une majorité d'entre elles, de dispersion (Williams 1994). La neutralité des rapports entre les communautés tsiganes et sédentaires est impossible. Trop de valeurs sont différentes : la relation avec les morts, la religion et les chants, les basculements de comportements (du silence à la confrontation) et elles sont élaborées par une population qui construit son identité en étant immergée parmi les sédentaires (Houseman 1994). Mais, de manière plus large, c'est l'ensemble des représentations qui est bien différent de celui des Sédentaires et il concerne aussi bien le système d'appartenance, que le statut de l'individu, les lois, les démarches d'apprentissage, le contrôle des affects, le rapport à l'autorité, le rapport au réel, la prise en compte du temps et de l'espace (cf. tableau). Tous les Tsiganes ont une pratique quotidienne des relations avec les Gadje, ce qui n'est pas le cas de tous les Gadje (Piasere 1994). Les risques de dilution dans la masse sont donc minces et la conscience d'appartenir à une société qui transcende le temps et l'espace demeure forte.

Ainsi, pour qu'un enfant voyageur apprenne à l'école, il faut qu'il prenne conscience que ce qu'il vit à l'école n'est pas de même nature que ce qu'il vit à la caravane. Afin de prendre ce qu'on lui offre à l'école, cette dernière exerce sur lui, dans un premier temps, une forme de violence symbolique pour créer un renoncement à son propre système de représentations. Si l'enfant est capable de se construire dans une « double » culture, alors il pourra apprendre à l'école. S'il ne peut pas créer de séparation entre son univers coutumier et les habitudes de l'école, alors cela va être source d'une tension interne et il ne pourra pas être disponible et se mobiliser aux contenus de l'école. Cela concerne avant tout la grande difficulté qui consiste en une assimilation aux Sédentaires qui va à l'encontre des principes d'existence de la communauté d'origine. Cette dernière remarque va bien au-delà des « Gens du voyage » puisqu'elle peut concerner d'autre type de populations qui sont dans la sphère dominante de l'oralité (par opposition au monde de l'écrit qui est celui de l'école).

Bibliographie


Delsouc 1998 : DELSOUC M. - Scolarisation des enfants tsiganes : données socio-ethnologiques. In Tsiganes et gens du voyage : du terrain à l'école. Journée de l'intégration, 8 - 10 avril 1997, Clermont-Ferrand. CRDP Auvergne, 1998, p. 109-123.

Houseman 1994 : HOUSEMAN M. - Etudes des Tsiganes et questions d'anthropologie. In Une ethnologie des Tsiganes : jeux, tours et manèges. Etudes tsiganes, 1994, n°2, p. 11-18.

Piasere 1994 : PIASERE L. - Les Tsiganes sont-ils " bons à penser " anthropologiquement ? In Une ethnologie des Tsiganes : jeux, tours et manèges. Etudes tsiganes, 1994, n°2, p. 18-38.

Williams 1994 : WILLIAMS P. - Introduction. In Une ethnologie des Tsiganes : jeux, tours et manèges. Etudes tsiganes, 1994, n°2, p. 4-10.

Le colloque de novembre 2000 à Lyon (Modes et stratégies d'appropriation des savoirs : l'exemple des enfants tsiganes) traitait aussi des apprentissages hors scolaires.


La première communication de Marc Derycke (Université Jean Monnet de Saint-Etienne) situait le " Grand partage " entre sociétés de l'oralité et sociétés de l'écriture. De "la raison graphique" de Jack Goody, la question tourne autour du pourquoi sont-ils primitifs et nous civilisés ? De Bourdieu, l'orateur en tire le langage et le rapport au langage ("Ce que parler veut dire"). La langue légitime est maîtrisée de façon très inégale : il y a ceux qui maîtrisent de façon entière et experte la langue standard, d'autres qui ne la maîtrisent pas. Lorsqu'on s'intéresse aux populations de l'oralité, toutes ne reconnaissent pas la légitimité de la langue du pays d'accueil. Tous les Tsiganes pratiquent au moins deux idiomes, celui de leur communauté et celui de leur environnement non-tsigane. Il s'agit de contrôler les situations qui impliquent l'usage des deux langues. Au travers du contact fondé sur l'interdépendance économique, il y a un continuum qui va des argots différents au bilinguisme. Cet aspect langagier est un facteur de flexibilité externe qui est un idéal. Comment accueillir l'enfant qui appartient à l'oralité ? Comment prendre appui sur des compétences dites absentes ? S'agit-il de stratégies de réappropriation ou des actions contrôlées ? L'une des réponses serait de contrôler les situations qui nécessitent l'usage de la langue.

Ensuite Jean-Luc Poueyto (INSTEP Aquitaine) a traité du problème du signe dans une communauté manouche paloise. Il pose d'emblée le problème de l'utilisation de l'expression "tradition orale" pour caractériser les Tsiganes. En effet, l'utilisation de signes est omniprésente dans les communautés manouches paloises, encore faut-il les décrypter. La notion de signe recouvre plusieurs réalité : l'icône (image), le symbole (règle), l'indice (rapport de connexion psychique). Il a fait le constat de la difficulté de l'appropriation de l'écrit par les Manouches de Pau. Cela ne circule pas dans la communauté mais ce sont surtout les signes et tout peut faire signe (mais tous ne sont pas des signes). Il met en rapport ces signes avec la mort. Chez les Manouches, on ne nomme pas les morts. On se situe dans l'anonymat généalogique. Par contre, le nom du défunt peut réapparaître chez un fils ou une fille. Chaque membre de la communauté porte un nom qui est le sien propre ("romano lap"). Et ce nom peut être le signe de l'appariement à l'ancien (relation de type indiciaire). A ce titre, chez les Tsiganes, la photographie de quelqu'un ne relève pas de l'icône mais de l'indice. L'orateur défend le principe de continuité, de la mémoire invisible et indicible.

Philippe Astier (CNAM) a parlé de la dynamique des apprentissages dans et par l'action. Qu'est-ce qui fait que l'on apprend dans l'action ? La première hypothèse est que la connaissance ne se réduit pas au savoir. Il peut y avoir une forme langagière et une forme mobilisée dans l'activité. La deuxième hypothèse dit que les connaissances ne concernent pas que les sujets humains. Comment devient-on vannier ? Il n'y a pas d'apprentissage formalisé. Il s'agit d'un savoir-faire socialement codifié et la hiérarchie des connaissances passe par l'importance économique de l'acte. Pour celui qui apprend, il s'agit de pouvoir assister dans un premier temps et, ensuite, de pouvoir exécuter. Il emmagasine un cursus d'expérience. L'hypothèse trois prend en compte la didactique des situations. Il s'agit d'aider les sujets en situation. Le tuteur diagnostiquera puis permettra de construire l'expression. Il s'agit d'une prescription du travail : mettre la situation à la dimension de l'apprenant.

Pour Alain Reyniers, le rapport de la société tsigane au savoir ne se situe pas forcément dans l'alternative formel / informel mais plutôt dans le rapport savoir théorique / savoir pratique. Encore que... En tout cas, on en entend parler dans le monde tsigane. Il s'agit avant tout d'un bricolage (au sens de Levi-Strauss), d'un grappillage qui passe par la désignation des choses, leur définition, leur reconnaissance et, ensuite, évaluer ces choses. Le savoir s'institue d'abord dans la famille : il s'agit d'être un homme, une femme parmi les hommes et les femmes du groupe. Cet apprentissage demande une grande énergie et le temps passé à cette construction peut être très long. Ensuite, le rapport aux Gadje (aux Sédentaires) permet de construire un capital de relations sociales, lié aux activités économiques. Négocier, baratiner, supporter les relations difficiles avec les Gadje demande aussi une mobilisation de tous les instants. Le savoir renvoie donc à la distinction par rapport aux Gadje. Pour conclure, Alain Reyniers pense que, dans le domaine des apprentissages, tout est affaire de rythme. De ces constats, il est possible de prendre en compte une réalité autre en essayant de bâtir des références utiles. Ces dernières peuvent être travaillées en jouant sur des oppositions entre le monde des Sédentaires et celui des Tsiganes. La construction identitaire passe souvent par ces oppositions ("On existe par l'autre en s'y opposant"). A cela, il faudrait ajouter les processus d'acculturation qui sont les éléments dynamiques permettant de nuancer la perception par opposition (Delsouc op. cité).
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Rédigé par Philippe Turpin

M.A.J. le 18/11/2011

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